Arkady Khlystov — Good characters don't believe they're bad..

Quand le sentiment d'injustice se heurte au constat de sa propre impuissance, quand la souffrance qui en résulte devient intolérable, alors naît la colère. Colère contre soi, lorsqu'on se trouve bête ou coupable de ne pas être capable de mieux se battre. Colère contre tous ces autres qui n'en ont rien à foutre et sont à des années-lumière de vos malheurs ridicules.
Colère contre le monde entier, la terre. Elle lutte contre personne en particulier, puis elle revient se fondre au creux de la poitrine, s'ancre au fin fond de l'estomac et elle tourne. A l'infini. Elle tourne. Et elle tourne. Encore et encore. Cachée sous les couches d'épidermes et la graisse, nichée entre les fibres, la colère se nourrit de ce qu'on a en soi. Ca noircit tout, rend toute chose aigre, vous rend cynique, agressif et violent. Elle vous pousse à chercher les embrouilles pour le plaisir d'en découdre avec le premier con venu, parce qu'on sait très bien que sans l'exprimer ainsi, la rage finira par tuer son porteur.
La colère, c'est comme un cancer qui ronge tout sur sa route, comme un cri qu'on veut pousser à pleine rage, les poumons griffés de douleur. Une hargne plus grosse que soi, à sen briser la voix, s'en ouvrir les genoux, s'en casser les poings. La colère, elle a donné vie à Arkady, l'a modelé, l'a éteint. Elle rythme sa vie.

L'histoire qui suit n'a rien d'un de ces contes dont on se berce les soirs de vents, de froid et d'angoisses inconnues. Il n'y a pas de princes, peut être des Barons et encore. C'est une chronique qu'on racontait bien avant sa naissance et qui, après sa mort, continuera bien malgré lui. C'est l'histoire des fils qui feront l'honneur de leur père, qui eux-mêmes demanderont à leur progéniture de perpétuer l'honneur du sang, la fierté du rang et de porter la lourdeur assommante d'une couronne trop grande pour leurs têtes trop peu remplies. Une succession de mauvais choix, faits pour de mauvaises raisons, par des personnes trop ancrées dans leur rôle pour essayer autre chose. La misère. Une mascarade sans aucune originalité, si on écoute Arkady. Une vaste fumisterie, les Khlystov. Un paraître de normalité qu'ils n'auront jamais autrement qu'en vivant par procuration cette vie si normale, si fade, que vivent les gens qui entrent dans le moule. Peut être que s'il était né autrement, dans une autre famille, il aurait pu être semblable à ses voisins.. Il aurait pu aimé.

Il a aimé. Quand on le connaît aujourd'hui, c'est difficile à croire qu'Arkady ait pu, un jour, porter dans son cœur une autre personne que sa propre gueule cassée sur le bitume. Mais Arkady a aimé. Il a même adoré, à ce niveau de passion qui vous rend impatient, dépendant et toujours dans l'attente d'autre chose. Il a aimé ce père, ou cette figure d'autorité que son frère lui a appris à respecter et appeler "papa", plus tard, bien après avoir réussi à former ses premières phrases, ses propres pensées dans une logique catastrophique qui le suivra toute sa vie. Arkady a aimé Anatoly du temps d'Anastasiya, quand elle avait encore une certaine dose d'influence et qu'ensemble, tous ensembles, ils formaient un semblant de famille unie, cohérente, saine. Il aimé l'homme qu'il voyait les surveiller du coin de l'œil, de celui qui l'arrêtait sur le chemin pour lui montrer comment lacer une chaussure sans lui mâcher le travail. Il a aimé celui qui lui a lâché la main, un jour, pour qu'Arkady apprenne à tenir debout seul, sans personne ; parce que si l'on veut quelque chose, il faut être capable de le vouloir, de se donner la force et la volonté de le prendre, sans demander la permission. Mais le premier être qu'il a adoré avec une passion dévorante, c'est Dimka. Aujourd'hui, si on lui demande, il hausse les épaules en soufflant dans l'air, si c'est Nikita qui l'interroge, il lui colle une baffe derrière la tête. Mais son aîné, Arkady l'a toujours trouvé fascinant et suffisamment évolué pour le prendre en exemple ; si on se demande pourquoi il aime autant le hockey..

Il est arrivé après. Il n'aura donc jamais le monopole d'être l'unique garçon, ni l'avantage d'être le benjamin. Quand Arkady est venu au monde, y en avait déjà eu deux avant lui, il n'en restait plus qu'un à sa venue. L'existence du jumeau n'a jamais vraiment été un secret pour les membres de la famille, mais durant son enfance, tout ce qu'il garde comme vague souvenir de cette histoire, c'est les photos du passé - sur lesquelles on voit les deux garçons - recouvertes d'un voile noir. Pour le respect dû aux défunts, pour apaiser la douleur et le traumatisme des vivants. S'il doit être honnête, Arkady dirait que sa mère n'a accepté de véritablement l'aimer comme un être à part entière, une fois les premières années de sa vie passée ; comme si elle craignait, avant un certain âge limite, qu'il ne s'avère être qu'une tromperie de plus, une rêverie née de sa peine. Si le mutisme de Dimka s'est rompu quand Arkady est venu au monde, c'est dans cette espèce de logique que les premiers mots du gamin ont été pour son aîné. Dim. Dim par-ci, Dim par-là. Dim, le matin. Dim, le soir. A longueur de journée. En retard, Arkady n'aimera réellement sa mère qu'à sa première expérience de séparation, lors de sa première journée d'école. Sa maîtresse n'est pas belle, ne sent pas bon, sa voix est nasillarde. Une figure d'autorité féminine trop éloignée de celle qui le couvait en son sein. Peut être aussi parce qu'Anastasiya savait, comprenait, que le comportement affectif de son fils était un peu différent du modèle établi. Ses crises à chaque désenchantement. Ses caprices disproportionnés et incohérents. Sa frustration difficile à calmer. La technique d'Anastasiya est d'une simplicité effarante, mais c'est ce qui, paradoxalement, la rend unique et efficace sur le garçon.
S'il ferme les yeux, Arkady peut encore la sentir cette main, douce et tiède, se glisser sous le tissu rêche de son t-shirt et lui caresser délicatement le dos, entre les omoplates. Au frisson de la peau du démon, elle sait s'il s'apaise ou si, à contrario, il s'agace. Et du bout des doigts elle tapote, dans un rythme cardiaque apaisé, sur sa colonne vertébrale, suffisamment pour faire trembler toute sa cage thoracique et obliger son cœur, à son tour, à reprendre un rythme lent et calme. Si c'est ça l'amour, alors oui, Arkady a aimé sa mère et sa peine, à sa mort, sera à la mesure de cette affection. Démesurée, même. Parce que quand elle part, c'est la cage du lion qui éclate.

Quand Anastasiya meurt, ceux sont tous les maillons de la chaîne, l'entravant depuis son enfance, qui éclatent en même temps. Ceux sont toutes les étapes du deuil qui le frappent, sans lui laisser aucun répit, à la seconde même où l'annonce vient écorcher ses oreilles à peine ouverte. Il s'intéresse déjà rarement à ce qu'il se passe autour de lui à cette époque, parce que de toute façon c'est rare qu'il soit au centre de l'attention avec les deux derniers, mais cette fois l'information lui parvient comme un cri, cinglant, irritant. Quand Anastasiya meurt, il y a deux mains qui viennent s'enfoncer dans sa poitrine et qui balaient, sur leur passage fulgurant, toutes les barrières qu'elle a tenté de dresser, tout du long, pour contenir la bête qui sommeille. Il y a des hurlements de rage, de colère, d'injustice et les jointures qui craquent et les genoux qui saignent. Quand Anastasiya meurt, Arkady s'éveille. Ce n'est pas l'épiphanie qui pousse à réaliser que la vie est courte, fragile et qu'il faut savoir la préserver. C'est la révélation que cette parodie d'existence, jusqu'ici menée sans broncher, n'est qu'un artifice qui n'empêchera jamais le malheur et la violence de pénétrer ses remparts sécurisants. Quand sa mère est morte, Arkady a enterré, avec elle et son corps bientôt putréfié, son enfance ignorante et fragile. Deux enterrements pour le prix d'un, une promotion avantageuse. Du chemin pavé qu'elle lui aura dressé sous les yeux toute cette partie de vie où, sans réfléchir, il l'a laissé choisir pour lui, Arkady se détourne et emprunte celui de la facilité. Celui du chaos.
On voudrait dire que c'est la peine, pure, de la perdre qui le rend fou, mais c'est la frustration de ne rien maîtriser de la situation qui l'empêche de voir les choses avec clarté. A cette époque, il a déjà fais un passage en maison de redressement, pour une sombre histoire avec un élève de son cours de sport, sur laquelle il mentira constamment, empêchant les gens de savoir le véritable fin mot de l'histoire. A cette époque, Arkady a déjà commencé à prendre de la drogue, parce que sa mère est déjà malade depuis quelques temps, parce qu'il ne ressent rien comme les autres, parce que leur vie est minable. Entre sa crise d'adolescence passée sous silence, entre les obligations en tant qu'aîné et les cours et l'existence d'Anatoly, et toutes ces questions auxquelles il ne trouve aucune réponse.. La drogue semble être tout ce qu'il lui reste. Après tout, c'est le gagne-pain de la famille, alors qu'il plonge là-dedans, ça ne surprend pas vraiment. La différence c'est que les autres, les sacs à merde qui viennent l'acheter, prennent leurs substances pour oublier, pour vider leurs pensées et leurs cœurs de sentiments qu'ils ne maîtrisent pas. Arkady, lui, prend la poudre de perlimpinpin pour, justement, ressentir.
C'est ce qu'il fera après l'enterrement, pour sentir la douleur et la colère, circuler dans ses veines et les noircir un peu plus.

Il en veut à Anatoly, qu'il juge responsable. A Dimka qui retourne dans son mutisme, à faire sortir Arkady de ses gonds dès qu'il s'y heurte. Il en veut à Nikita, pour être si différent de lui et de tout ce qu'il a connu. Et il en veut à sa Svetlana, parce qu'elle ressemble à Anastasiya, parce qu'elle est belle, parce que les hommes la regarde. Il en veut au monde qui continue de tourner, trop vite ou pas assez. La vue brouillée, il cognera, un soir, autant de fois qu'il le pourra, à s'en couper le souffle.
Cette fois, ça sera la prison, parce qu'on lui a déjà donné une chance qu'il n'a pas pris. Arkady s'en fout. La prison c'est le trou du cul du monde où les êtres minables comme lui se retrouvent. Là-bas, il est à sa place. Personne n'est ami avec personne, on s'allie pour rejoindre le plus grand nombre et éviter de finir, comme le matricule 2412, saigné comme un porc au fond de la douche. C'est Arkady qui trouvera ce corps et continuera à se doucher, parce que rien ne presse ; son temps de savonnage est minuté, l'autre est mort alors il n'a pas à se presser. On ne l'emmerdera jamais là-bas, parce qu'il s'appelle Khlystov et qu'au même titre que les cancrelats, on ne veut pas trop approcher ces bestioles-là. On essaiera de l'intéresser à plusieurs cursus, la prison permettant de reprendre ou continuer des études, mais il ne trouve jamais de quoi retenir suffisamment longtemps son attention. Pas qu'il est bête malheureusement, s'il en a l'air, il n'en a pas la chanson. Arkady est intelligent, il met juste sa cervelle au service des mauvaises causes. La sienne.

Quand il sortira, y aura pas grand monde pour l'accueillir. Chemins croisés. Quand les plus jeunes reviennent à Galway, Arkady s'en va pour la Russie ; pour son bien, disent les psychiatres qu'on lui colle aux fesses pour sa réhabilitation, pour le bien du pays quand on lui paie la moitié de son billet. Une mauvaise herbe de moins et pas des moindres, à ce qu'il se dit. Là-bas, il se sent pas chez lui. C'est pas sa patrie, c'est elle de son père, de sa mère, mais pas la sienne et ça ne fait que distendre un peu plus le fil qui l'unit à son géniteur. Arkady ce n'est pas Dimka, il n'a pas l'étoffe d'un chef, il n'a même pas les capacités d'un mouton. C'est l'électron libre qu'on essaie de ramener dans le bon chemin, celui des affaires familiales, mais il fait qu'à sa tête, à ses envies. Les baffes retentissent, parce que dire merde, visiblement, c'est pas la meilleure façon de rentrer dans le rang et serrer les fesses. Arkady n'est nulle part à sa place dans ce monde. Il comprend seulement que la mère patrie ce n'est pas seulement un lopin de terre, ce n'est pas juste des poupées qui s'emboitent et s'empilent, c'est pas que le froid qui vous pétrifie les orteils. C'est un état d'esprit. Il fait aussi froid dans les rues que dans son coeur. Alors oui, là, Arkady se sent russe. Quand ça l'arrange. Mais à choisir entre le froid jusqu'au fond du slip et la pluie qui vous mouille jusqu'aux os, il fait vite son choix et quand Anatoly retourne en Irlande, Arkady décide de le suivre quelques semaines plus tard. Parce que les Khlystov c'est comme une hydre de la mythologie ; coupez lui une tête, il en repoussera deux. Toujours.