Aidan Doherty - J'aime la tartiflette

Imaginez un garçon de quatre ans, assis au premier rang dans une église. Indifférent à l’événement qui se déroule sous ses yeux, il se cure joyeusement le nez, admire un instant sa trouvaille et l’étale discrètement sur la jupe de sa grand-mère assise à côté de lui. Absorbée par sa fille dans une robe blanche somptueuse, elle essuie discrètement une larme. L’enfant la regarde un instant, se demandant pourquoi elle pleure. Puis il soupire bruyamment et s’avachit sur le banc. C’est tellement barbant, les cérémonies à l’église aussi ! Il a envie de courir partout, de jouer, de souffler sur les cierges allumés ici et là, parce qu’on dirait de grosses bougies d’anniversaire. Si ça ne tenait qu’à lui, il n’y aurait pas été. Mais bon, ce n’est pas tous les jours que papa et maman officialisent leur relation devant le Seigneur.
Il lève la tête vers la grande croix en fer et bois mêlés, et observe l’homme à moitié nu qui semble regarder le ciel, les bras écartés. Il se demande ce que Tarzan peut bien faire là. Sa mère adore Tarzan. Elle se souvient de son enfance où on lui lisait les histoires de cet enfant devenu homme évoluant dans un milieu qui n’était pas le sien. Ça l’intriguait. Elle a transmis cette passion à son fils. Qui, en ce moment-même, s’était levé, dirigé vers le prêtre, en esquivant les mains voulant le retenir. Il tire un instant sur le chasuble de l’homme de foi, qui s’interrompt un instant et baisse les yeux vers lui. Aidan, puisque c’est son nom, lui demande avec assurance, pourquoi il n’y a pas de singes autour de Tarzan. Et pourquoi Tarzan il est là et pas dans la jungle. Son père étouffe un rire, sa mère se liquéfie sur place. Sa grand-mère va le récupérer d’un pas vif, rouge de honte et de colère. Quelques invités laissent éclater un rire franc et le prêtre ne se gêne pas pour rire aussi.
Pourtant, le jeune enfant se souviendra encore de la gifle cuisante qui lui a cinglé les fesses, le soir venu. Sa mère n’a clairement pas apprécié.

Quand il referme son livre, Aidan peut presque se revoir, bien des années plus tôt, alors qu’il n’était qu’un enfant. Il a toujours eu cette curiosité vissée au corps. Plusieurs fois, on avait tenté de faire taire cette soif de découvertes, en le punissant souvent. Parce que souvent, il s’y prenait d’une manière peu conventionnelle. Il se rappelle cet épisode lors du mariage de ses parents. Enfin, on la lui a raconté à maintes reprises, son père rigolant toujours aux larmes à l’évocation de ce passage embarrassant. Au début, il a rougi, mais il s’y est vite fait. Ce n’était que le début de sa carrière de “petit clown”.
Oh, Aidan n’a pas été un garçon perturbateur, loin de là. Il aimait bien faire des bêtises, jouer avec les règles, les contournant agilement pour mieux se rétamer plus tard. Il s’en était toujours moqué, il se sentait alors libre et faisait rire les autres. Il n’a jamais aimé voir la tristesse se peindre sur les visages des autres, brouillés de temps à autre par ces larmes de colère ou de désespoir. Sa première petite amie l’avait qualifié de Mercurochrome, en référence à ces produits pour soigner les bobos. Non, décidément, Aidan n’aime pas quand les gens tirent la tronche et se laissent aller alors qu’ils débordent de ce potentiel dont ils ignorent l’existence et qui pourraient les pousser à faire de grandes choses.
Déjà petit, quand sa soeur est née, il s’occupait d’elle autant que possible. Il râlait auprès de ses parents pour donner le biberon, il la couvait de câlins et de baisers et refusait d’aller se coucher tant qu’il ne lui avait pas dit au revoir. La première chose qu’il faisait au réveil était d’aller voir cette petite fille qui dormait paisiblement après sa tétée. Bien malgré lui, il avait développé cet instinct “maternel”. Si quelque chose arrivait à sa soeur, il se sentait mal, il faisait tout pour la protéger. C’était plus fort que lui. Malgré les moqueries subies à l’école à cause de ça, il continuait. Sa soeur était son univers. Rectification : sa soeur est son univers.
Jamais il ne l’a impliqué dans ses bêtises. Elle méritait mieux que de se faire sermonner par sa mère et que de passer - de force - dans le confessionnal de l’église du coin, une fois par mois.
Oh non, la religion, on ne peut pas dire qu’Aidan l’a en horreur. Il a été éduquée selon la religion catholique. C’est la famille de sa mère, et cette dernière, qui a insisté sur ce point. Baptême, communion et tout le tintouin y est passé. Le garçon n’était pas spécialement d’accord pour ça mais il faisait ça pour faire plaisir à sa mère. Il suivait les cours de catéchisme d’une oreille, dessinait distraitement sur ses feuilles, marmonnait les prières plus qu’il ne les récitait. A l’adolescence, il s’est séparé de tout cet aspect là de sa vie. Il n’allait qu’aux messes funéraires,de Noël et aux cérémonies de baptêmes et de mariage. Il a toujours son chapelet enroulé en bracelet autour de son poignet. D’un certain côté, ça le rassure.
Parce qu’il savait qu’en suivant à la lettre les préceptes de la religion, il allait devoir mener une vie rigoureuse. Et ça, il se l’est toujours refusé. Il voulait pouvoir profiter de sa jeunesse en même temps que les autres, pouvoir avoir les mêmes plaisirs. Enfin, ce n’est pas que c’était interdit, mais certaines choses n’étaient pas conseillées. Il voulait pouvoir boire jusqu’à l’ivresse, connaître les lendemains de soirée où on se pose mille et unes questions. Il voulait pouvoir perdre le contrôle de lui-même, faire des choses insensées. C’est dans ces circonstances qu’il fit la connaissance de son meilleur ami, Neil. Et de celle qui lui ouvrira les portes de ce monde merveilleux qu’est l’amour.
Attardons-nous sur sa relation avec Neil. Neil, c’est son confident, son ami de beuverie, celui qu’il pouvait appeler à 3h du matin pour enterrer un cadavre dans la forêt ou celui qui était toujours partant pour faire des blagues aux autres. On ne pouvait pas imaginer Aidan sans Neil ou Neil sans Aidan. Tic et Tac, Titi et Grosminet. Les inséparables. On aurait pu les appeler les frères jumeaux mais physiquement, ils étaient radicalement différents. Neil ne faisait pas attention à sa silhouette, en témoignait son petit ventre. Aidan ne faisait pas attention non plus, mais aimait courir tous les jours. Il n’est pas ce qu’on appelle un grand sportif, mais s’entretenir un minimum est important. Quand Aidan a connu des déceptions, Neil le rattrapait à chaque fois, pansait ses plaies, le soutenait et le relevait. Quand Neil a sombré davantage dans l’alcool, Aidan a tenté de le sortir de cette torpeur, de cet enfer. Il s’est heurté à un mur, à un homme qu’il ne reconnaissait plus. Il aurait pu partir, il est resté.
Il restera toujours pour les personnes qu’il aime.
Comme une évidence, Neil et lui sont allés à la Trinity College of Dublin ensemble, mais ont suivi des cursus différents. Neil préférait davantage étudier les langues vivantes. Aidan s’est focalisé sur les sciences sociales. Mais après un an, il a abandonné. Parce qu’il ne se sentait pas à l’aise dans ces études. Il pensait aimer, il s’est complètement planté. Sans erreurs, on ne peut rebondir. Il l’a bien appris.
Virage à 180°, il s’est orienté vers une école spécialisée dans la restauration de livres anciens. Il savait dessiner un minimum, mais fallait pas lui demander de faire l’homme de Vitruve. C’était au dessus de ses compétences. La proximité de livres l’a toujours calmé et fasciné. Les  livres anciens regorgent de cette histoire que l’on n’apprend pas à l’école. Il se surprend à décoder ces langages anciens et parfois perdus, à imaginer les personnes qui les ont rédigé, penchées sur leurs bureaux ou au dessus de leurs genoux, bouteille d’encre et plume en main. Il les admirait pour leur ténacité, le courage qu’elles avaient à se donner corps et âme dans la rédaction d’un livre que plus personne ne lisait pour le plaisir. Maintenant, il suffit d’appuyer sur les touches d’un clavier et le livre est écrit en un rien de temps. Ce constat lui avait fait un choc. Le moins qu’il puisse faire, pour pardonner la génération de “fainéants” qu’est la sienne, c’était leur rendre hommage. Alors, il s’est donné corps et âme dans ses études. Et grand bien lui en a pris, il a fini dans le top 5 des meilleurs étudiants de l’école.
Ce n’est que trois ans plus tard, après être allé de stage en stage, qu’il a fini par être employé dans une entreprise de restauration de livres anciens. Le travail ne se bouscule pas au portillon, autant se l’avouer, mais il aime voir la satisfaction s’étaler sur le visage des clients. Les clients privés restent rares. Il s’agit souvent de familles très riches, ayant hérité d’ouvrages remontant à bien des siècles plus tôt. En revanche, certaines bibliothèques, certaines universités faisaient appel à leurs services. C’est ainsi qu’il put découvrir avec joie le livre de Kells sous toutes ses formes.