CHARLIE TURNER — Everything you see exists together in a delicate balance

Charle plaque un coton imbibé sur son oeil encore maquillé. Celui qui est désormais nu, fixe le miroir avec désintérêt. Son teint est aussi gris que la peinture des murs, aussi pâle que la neige qui tombe, enlaçant l'herbe toujours si verte d'une étreinte glacée. Elle a le regard vide des voyageurs qui s'enfoncent dans leur siège et choisissent d'ignorer le paysage, obstinés à fixer un point qui n'existe que dans leur imaginaire. Charlie se voit loin, se voit jeune, se voit ennivrée d'une vie qu'elle idéalise, qu'elle enveloppe d'une douce caresse enfantine, légère. L'enfant a quitté les rondeurs de son visage pour marquer sa peau de l'empreinte de l'âge, de l'inquiétude, de la peur, de l'angoisse et de l'attente. A vingt ans, on croit encore. A trente ans, on attend quelque chose, Godot peut être. Elle ne sait plus vraiment ce qu'elle espérait de la vie, quelques quinze années en arrière ; tout ce qu'il lui reste de ces souvenirs d'enfants, de ces rêveries niaises, sont des aigreurs mêlées de douceur sur la pointe de sa langue. Des embruns de rire, de bonheur, de baisers volés, lui reviennent comme une gifle qu'on lui assène par surprise. Son oeil rougit, blessé par le coton qui vient lui griffer la cornée et sa larme se teinte du noir d'un masacara qui défie, définitivement, tous ces produits waterproof. Lorsque le coton rejoint le fond de sa poubelle, Charlie le fixe avec absence, submergée par les néants. Une voix d'homme retentit, lointaine et vague. Il y a toujours un homme. Partout. Toutes les histoires commencent ainsi.

Il était une fois, un homme et une femme. Endeavour Turner a dix-huit ans quand il décide d'entrer à l'académie de police, par dépit plus que par passion du métier. Il vient du fin fond de l'Irlande, celle au-delà des campagnes, celle près des falaises où les corps se jettent en désespoir de causes. Il est pauvre, de tout. L'amour de ses parents se résument au montant qu'il peut rapporter. L'affection de ses amis, aux services qu'il leur rend. La tendresse des femmes, au plaisir qu'il leur donne. Endeavour est un corps au milieu d'un océan de choix et de décisions hasardeuses. Endeavour est l'aîné d'une famille de six enfants, tous malheureux, tous les poches trouées et les chaussures élimés jusqu'à la corde. Il aurait pu choisir le mauvais chemin, il le sait. Il l'a senti, un soir de 13 Octobre, alors que ses copains de toujours préparés le cambriolage d'une maison du centre ville de Dublin. Il s'est retrouvé à un carrefour, littéralement et métaphoriquement. Son coeur au bord des lèvres, le sang gonflant ss tempes, les genoux griffés et tremblants. Ils ont tourné à gauche. Endeavour à choisi le chemin de droite, celui du retour à la maison, du retour aux problèmes des adultes qu'on lui aura définitivement collés sur le dos depuis le berceau. Pas désiré. Pas attendu. Pas espéré. Il rentrera chez lui, la veille de ses dix-huit ans, après s'être arrêté au poste de police sur sa route. Sans dénoncer ses camarade, parce que putain la solidarité c'est la force mais avec une fiche d'inscription pour le concours à venir. Les femmes ont causé trop souvent sa perte et son désarroi, alors il s'entête à tenir bon dans son école, à faire parti de l'élite, la seule qu'il atteindra à force de travail et de courage. Les coups qui pleuvent pendant son service ne sont rien face à ceux que son père lui a souvent collé pour une mauvaise note. Le bizutage, l'échec... Endeavour embrasse chaque raté, reste humble devant chaque réussite et sort parmi les meilleurs cadets de sa promotion.

Tara est une enfant oubliée, abandonnée. Elle découvrira quelques années plus tard, à force de recherches, que si ses parents l'ont laissé si jeune, si tôt, aux bras d'autres, c'est par manque de revenus, pour son bien et elle pardonnera. Tara pardonnera toujours les autres pour ces choses qu'ils ne contrôlent pas, plus, ces actes qu'ils ne commettent pas avec conscience. Tara a trois soeurs. Ses sorcières. Et elle est la troisième. Il y a Ingrid, la beautée, la splendeur, la jolie rose qui s'épanouit si bien et si vite qu'elle trombera enceinte à seize ans d'un homme de vingt qui l'oubliera aussi vite qu'il l'a aimé. Vient ensuite Asleigh, la force et le courage, la masculine, la colle qui continuera d'unir les soeurs entre elles longtemps après le décès des parents. Et la dernière, Judith, une nature fragile qui vivre mal son adoption jusqu'à sa vingt-sixième année, lorsqu'elle tombera à son tour enceinte et découvrira à quel point ses parents l'ont sauvé. L'ont aimé. Tara est heureuse dans cette union désorganisée. Elles ne se ressemblent pas. Elles ne ressemblent à personne, à part à elle-même et cela leur convient. Tara est romantique, idéaliste et rêveuse. Elle est atteinte de la maladie des artistes; la mélancolie l'habitera toute sa vie, mais sera source d'inspiration, plus que mortelle ennemie.

Quand Enadeavour rencontre Tara, c'est au domicile de cette dernière. Du moins dans son minuscule appartement, qui ne comprend qu'une chambre, une salle de bain et une cuisine, la pièce était trop petite pour porter le nom de salon. Il enquête sur une série de vols et d'effractions. Tara est la voisine d'une victime. L'artiste se fera voler, à son tour, quelques semaines après ; elle avouera après leur mariage qu'elle a forcé le destin en ne fermant pas sa porte à clef, pour espérer revoir ce charmant policier. Ils s'aiment. Ils sont fous. Ils s'embrassent dans les parcs, ils font l'amour contre les murs. Ils dinent en amoureux sous les étoiles, des sandwichs achetés à la sauvette et refont le monde au travers des gribouillages d'Endeavour et des esquisses de Tara. Il lui apprend les responsabilités et la réalité, elle lui enseigne l'imaginaire et la folie. Ils partent en vacances dans les villes les plus romantiques. S'embrassent à Paris, se tiennent la main à Venise et se fiancent à Barcelone. Et puis en 89, Tara accouche, bien avant la date prévue. Une fille.

Charlotte. Charlie. On l'appelle, dès son plus jeune âge, par son diminutif, si bien que le prénom n'a d'existence que sur les papiers officiels. Elle mène une existence de princesse, sans caprices néanmoins, sans extravagances. C'est une enfant joviale. Une enfant du soleil. Ses écats de rire repeignent les murs de la maison familiale et son humour embrase le coeur de ses parents. Elle vole dans les bras de son père, s'invente un avion et devient pilote de chasse. Elle danse, plume légère, ses mains dans celles de sa mère, étoile gracieuse qui peine à faire ses pointes et grimpe sur celles de Tara.

Aujourd'hui, Charlie est plus terre-à-terre, plus sincère sur le passé et son regard acéré reconnaît les petites imperfections du portrait qu'on lui a tant dressé. L'on dit qu'une bonne éducation, c'est quand l'enfant n'a, de son passé, que les bons souvenirs qui sont ancrés dans sa mémoire. C'est le cas. C'était le cas. En ouvrant les yeux, le droit toujours rouge, Charlie se souvient des pleurs derrière la porte de la chambre fermée, des heures à attendre au pied de l'escalier que les cris s'interrompent. Il n'y a jamais eu de violences, ni physique ni psychologique, mais à la longue, ses parents se sont avérés incompatibles. Si proches, mais pourtant si différents. Charlie n'en veut à personne ; on ne peut pas haïr des êtres qui se sont séparés parce qu'ils s'aimaient mal. Le lien s'est simplement effrité, effiloché. Charlie connait. Elle l'a vécu.

Lorsque Tara et Endeavour divorcent, Charlie a treize ans. Ils sont séparés depuis déjà un an et demi. Leur fille gardera le nom de Turner, parce que Tara sait l'importance d'être rattachée à un patronyme, d'appartenir à quelque chose et de se construire autour. Ses parents s'avèreront capable de la plus belle des amitiés et Charlie et sa mère seront invitées ensemble au remariage d'Endeavour, l'adolescente étant l'un des témoins. L'histoire du même homme et d'une autre femme. Ce serait agréable de dire que belle-mère et belle-fille ne s'entendent pas, se détestent et font figure avec perfection devant le public. C'est presque ordinaire d'avoir une marâtre comme nouvelle mère, mais Charlie et Siobbhan s'entendent bien, trop bien si l'on en croit Endeavour, simplement parce que la première voit la seconde plus comme une tante proche qu'autre chose. Elles se confient des choses qu'une mère ne pourrait entendre et qu'un mari ne pourrait comprendre. Alors quand le nouveau couple attend son premier enfant, c'est avec joie et enthousiasme que Charlie embrasse l'information. Des jumeaux qu'elle protègera, babysittera et éduquera par principe et amour. Ils le lui rendront bien, le lui rendent encore bien aujourd'hui. Leur présence sera un atout et un réconfort à la mort de Tara. Ils seront là quand, après une dispute avec son père sur l'idée de faire un test, pour savoir si Charlie porte les traces de la maladie de sa mère, elle décidera de ne plus parler à son père. Pendant un mois. Ils seront là dans la solitude.
Et puis un homme. Encore. Toujours. La même rengaine. Aidan. Les premières fois qu'elle prononcera ce prénom, Charlie rougira. Ecrevisse qui ne s'assume pas, il lui faudra quelques temps d'une amitié bien rodée pour admettre que son affection platonique, de son côté, n'est en réalité qu'une façade pour camoufler une amourette qu'elle laissera embellir et gonfler en un amour imparfait mais fort. Ils s'embrasseront un jour, comme ça, pour voir ; Charlie persiste encore à dire qu'elle est celle qui a fais le premier pas, lui répète à qui veut que c'est le contraire. Il accroche son coeur par ses sourires à pleines dents, par la façon dont la commissure de ses lèvres se plie dans le rictus, par ce regard passionné. Charlie l'aimera à la folie quand il est plongé dans un livre. A l'observer là, comme ça, emmitouflée dans un plaid sur un petit fauteuil, à bonne distance, pendant qu'il étudie des lignes, qu'il arpente l'espace entre chaque lettres, le gouffre entre chaque mots. Elle l'aimera de son épi brun aux soubresauts de sa peau qui se tend et se détend, quand il découvre, quand il abreuve sa curiosité de connaissances. Charlie le trouvera toujours mignon et ce même avec un t-shirt troué et une haleine de chacal au réveil. Elle l'aimera dans chacune de ses imperfections et le détestera, plus tard, dans chacune de ses perfections.

Avec honnêteté, encore aujourd'hui, Charlie se voyait déjà marier avec lui. Trois enfants. Un chien peut être, ou un chat. Une maison. Un petit jardin. L'eau éclabousse sa peau blafarde, le contour de ses yeux rougit par le frottement du coton. Son coeur s'éparpille, ses genoux vacillent et comme si chaque mouvement était calculé au détail près, elle seffondre au sol pour attraper la petite brunette qui vient de se jeter dans ses jambes. Son nez atterrit dans les bouclettes qui sentent bon le cassis, ses bras enveloppent ce corps si fin, si étroit qu'elle se demande encore comment il peut contenir tout ses organes en place sans qu'elle n'étouffe. Un rire éclate alors que ses doigts chatouillent ses côtés fragiles. Le son le plus cristalin, le plus pur, le plus incroyable qu'elle ait entendu, senti jusque dans le tréfond de ses fibres. Elle se souvient encore du premier cri. Un cri du coeur, un cri de peur, un cri d'amour. Elle se souvient encore la chaleur moite au creux de ces bras, ces petits doigts qui tatonnent, qui farfouillent. Elle se souvient encore de la sensation étrange en lui donnant le sein. Tout souvenir n'est que bonheur.. Pas que. En la serrant plus fort, allongée sur le sol de la salle de bain, Charlie se souvient aussi des nuits de larmes, ces torrents d'aigreur, de désarroi et de solitude. Elle se rappelle de la déchirure de son palpitant aux premiers pas, aux premières larmes, aux premiers bleus. Elle se souvient de la faiblesse, de l'envie aussi, de ces appels en inconnus à un numéro qui ne décrochera jamais.
La petite main agrippe la sienne, qu'elle trouve démesurément grande et ses pas s'alignent aux siens. Leurs corps se hasardent entre les cartons et la poussière. Le camion viendra demain récupérer leurs affaires. Charlie a réussi à dépasser la rancune et le chagrin d'une séparation qui, soyons honnête, était inévitable. Mais la culpabilité que chacune de ces petites boucles brunes éveille en elle.. C'est lourd et pesant. Tara lui avait dis, répété, que l'honnêteté était la réponse à tout ses maux. Charlie a écouté, à moitié. Et bientôt, le poids de la culpabilité disparaîtra, peut être.