il était une fois ...
Prélude
Des maisons colorées qui s’amoncellent jusqu’au bord du port. Quelques couleurs jaillissent deci-delà des rues. Le tableau a un je-ne-sais-quoi de rustique, de bucolique. Il invite quiconque s’aventure dans les rues de la vieille ville à se laisser aller à la rêverie, à se détendre totalement. Ça et là se trouvent des petites échoppes, serrées entre quelques maisons. A première vue, elles ne paient pas de mine. Elles se fondent dans la masse. Seules leurs enseignes, simples mais efficaces, signalent leur présence. A quelques mètres du port, quelques troquets laissent échapper des éclats de rires et des bribes de conversations. Sur les digues du port, des couples d’amoureux s’enlacent et regardent les montagnes se dressant à l’horizon. Quelques pêcheurs remontent leurs filets tout en s’échangeant les dernières nouvelles concernant leur métier. Un enfant court après un goéland qui s’envole à grand coup de cris. Certains jours, le marché s’installe jusque là, où les commerçants s'époumonnent à vendre les produits frais de la mer ou quelques légumes locaux. Des touristes se risquent à s’hasarder jusque là. En général, la plupart des vacanciers déambulent dans les rues plus modernes de la ville.
Pourtant, en pénétrant dans Keflavík, c’est la modernité des bâtiments, des quartiers, qui lui confère un air de grande Américaine.
Ce qu’on retient de Keflavík, c’est la modernité qu’elle affiche en périphérie. Les airs de grande Américaine qu’elle affiche, tant dans l’architecture que dans l’ordre carré des rues. Un état-unien venant ici ne se sentirait pas dépaysé outre mesure, hormis par la température qui n’est pas vraiment celle à laquelle il pourrait être habitué. Il pourrait même se projeter dans une de ces maisons coquettes, à l’herbe rase et verdoyante et aux barrières d’une blancheur éclatante. Parce que bien qu’islandaise, la ville a fortement été influencée par le pays de l’Oncle Tom. En effet, on ne peut guère passer à côté de la base militaire. Depuis 2006, elle n’abrite plus un seul soldat américain. De temps à autre, une flotte aérienne assure la police du ciel. Les islandais sont habitués, de toute façon, à voir leur ciel strié de ces fumées blanches qui laissent de longues secondes durant leur marque sur fond bleu.
Dans la famille Atlidóttir, on est islandais depuis des générations. De purs et fiers habitants de ces terres de glace, comme on n’en fait plus. Les premières générations sont venues conquérir ce territoire inconnu. De braves vikings, qui n’avaient pas peur de braver les pensées de tout à chacun. Ils naviguaient sur ses flots avec une aisance et une rage de conquérir que nul n’avait vu ailleurs. Une rage de découvrir le monde, vissée au corps, qui faisait d’eux des ennemis redoutables et redoutés.
Et cette rage de découvertes était encore ancrée dans les descendances actuelles de certains de ces grands conquérants.
Dans la famille de la personne dont je vais vous parler plus tard, tous les domaines professionnels ont été plus ou moins couverts. Environ quinze ans avant la Première Guerre mondiale, dans un petit cabanon en bois niché au creux d’une vallée, un homme s’échinait à inventer des choses. La plupart du temps, il échouait. Les plans s’accumulaient sur sa table et finissaient indéniablement au feu. Il a fini par abandonner ses rêves d’inventions pour se consacrer à l’aventure. Alors, chaussé de ses meilleurs chaussures, il avait parcouru l’Islande du Nord au Sud, et d’Est en Ouest, laissant à la maison femme et enfants.
Dans cette maison, la femme s’atelait à la cuisine pour les enfants. Elle portait sur elle les traces d’une tristesse profonde. La maison aurait dû être remplie d’une dizaine d’enfants. Au lieu de ça, seuls deux filles et un garçon jouaient silencieusement au coin d’une cheminée. Elle les écoutait rire de temps à autre aux jeux qu’ils s’inventaient. Elle rêvait pour eux à des destinées outre-mer. L’Islande n’était pas un pays fait pour de si jeunes enfants et de grandes ambitions. Une fois le ragoût sur le feu, elle leur fit classe. Elle leur enseigna tout ce qu’elle pouvait.
Son aînée devint infirmière, sa cadette devint enseignante et le benjamin vogua jusqu’au Royaume-Uni où il s’enrôla dans l’armée. Il participa à la Grande Guerre et ne revint jamais sur sa terre natale.
Ça et là, la vie de cette famille typiquement islandaise était en train de se tisser et de se défaire. Au sortir de la Première Guerre mondiale, l’infirmière mit au monde quatre enfants, l’enseignante trois. Elles avaient eu l’occasion de découvrir le Vieux Continent, mais elles s’étaient refusées à cela, préférant rester auprès de leur mère, dont la santé déclinait à vue d’oeil. Elles ne revirent jamais leur père, qui s’était perdu de bien des manières dans sa soif d’aventure.
Les enfants occupèrent des postes aussi variés que nécessaires : l’un devint boulanger, l’autre vendeuse de vêtements, l’un se lança dans la politique… Ce dernier s’appelait Einar.
1. La naissance d'Elva
Einar eut cinq enfants et de nombreux petits enfants. Cet ancien homme politique s’était donné corps et âme pour son métier, le faisant aussi bien qu’il le pouvait. Il transmit sa passion et son dévouement pour ce métier à sa fille, Jóna, qui se lança dans une carrière politique aussi illustre que brillante. Elle mena avec brio ses études, et se lança assez tôt dans ce domaine. Elle fut amenée plus tard à être diplomate auprès de l’État Islandais. Avant de s’orienter finalement vers des instances un peu plus hautes comme les ambassades ou les consulats.
C’est dans le cadre de réunions pour le travail qu’elle fit la rencontre de Atli Atlisson, un traiteur assez favorisé par les politiques pour la générosité et la finesse de ses banquets. La première rencontre se fit au dessus d’une purée de pommes de terre aux truffes et de rôti de bœuf de Kobe. Ce jour-là, ils accueillaient un ministre japonais. La seconde fut au dessus de coupes de champagne pendant un buffet froid. La troisième était au cinéma, durant les bandes annonces. Il avait enfin eu le courage de lui proposer un rendez-vous, qu’elle avait timidement accepté.
De mains nouées en draps froissés, leur relation ne s’est jamais soldée par un mariage. Pourtant, il en découla quatre beaux enfants : Agnes, Ylfa, Egill et Elva.
Nous allons nous intéresser à Elva. Cette douce rêveuse.
Elva est née le 27 août 1995 à Kópavogur, en Islande. Il n’y a pas d’hôpital, à Kópavogur. L’hôpital le plus proche se situe à Reykjavik, à environ quinze minutes de route au nord de la ville. Entre le moment où Atli a appelé les secours et le moment où ils sont arrivés, il ne s’est passé qu’une trentaine de minutes. L’ambulance a dû faire des détours assez conséquents parce qu’il y avait des travaux sur le chemin habituel. Trente minutes durant lesquelles Jóna eut le temps de mettre au monde, entourée de ses autres enfants et de son conjoint, la petite Elva.
Malgré les croyances selon lesquelles le dernier né est l’enfant le plus choyé, Elva n’a jamais bénéficié de cela. Elle a été mise sur un pied d’égalité avec ses frère et sœurs. On disait d’elle, dans son enfance, que c’était une petite fille calme, sage, qui ne faisait quasiment jamais de colère. Elle savait s’occuper seule, en jouant avec ses poupées ou en faisant du coloriage, mais elle appréciait grandement la compagnie de sa fratrie. Elle était très proche de Ylfa, sa sœur cadette, au nez un peu crochu et au visage constellé de taches de rousseur. Contrairement à elle, Elva était destinée à être belle.
L’enfance d’Elva a été assez nomade, vagabondant ici et là au gré des affectations de sa mère qui n’était alors pas encore employée dans un consul. Elle a vécu dans six pays différents, dont trois en Europe - outre l’Islande, sa terre natale. Elle a adoré l’Espagne, où la convivialité était aussi solaire que le ciel, et la Roumanie, dont l’architecture ne manquait jamais de la faire rêver. Elle ne restait jamais bien longtemps. C’était toujours l’histoire d’un an ou deux - trois maximum. Elva eut le temps de se faire des amis. Pourtant, lorsque vint l’heure des adieux, c’était toujours un gouffre dans le coeur qui s’ouvrait davantage. Ça lui faisait toujours mal de se séparer ainsi de ceux qui l’aidaient à se construire. Ses parents faisaient une partie du travail, mais c’est en côtoyant les autres que l’on devient qui on est.
Elle a beaucoup observé ce monde qui l’entourait, ces gens qui évoluaient autour d’elle, qui ne prenaient pas vraiment le temps de se connaître. Elle ne voyait pas comment on pouvait ne pas prendre le temps de ne pas se connaître. De connaître le monde tout autour. Ses amis étaient là, se contentant d’ignorer tous ces mythes qui ont fondé bien des cultures. Ils préféraient s’adonner à leurs jeux plutôt que de se laisser surprendre par la rêverie.
C’est cette rêverie qui a octroyé à Elva un côté un peu trop doux, trop rêveur. Beaucoup disait qu’elle était distraite, pensive. Et si elle cherchait des raisons pour expliquer des phénomènes ? Et si tous ces mythes et toutes ces légendes étaient les explications aux questions sans réponses ? Si des travaux tardaient à se finir, c’était probablement la faute du peuple caché. Souvent, elle avait guetté ces petites créatures, sans ne jamais en voir. Quand elle croyait en apercevoir, ses yeux se fermaient, lourds de sommeil. Alors que tout le monde boudait cet illogisme notoire, elle s’échinait à créer des petites maisons de bois pour abriter ce petit peuple, les accueillir comme il se doit.
Et dès qu’elle déménageait, elle laissait ses petites maisons en bois derrière elle. Au Canada, elle en fit de nouveau quelques unes. Qu’elle laissait sur le balcon familial. L’une d’elle avait décoré sa classe toute l’année. A six ans, elle était fière de voir son oeuvre affichée. Fière de parler de son pays, avec les quelques mots d’anglais qu’elle baragouinait. Ses parents les ont inscrit, ses frère, soeurs et elle, à des cours particuliers d’anglais. Même si sa soeur aînée et son frère affichaient clairement leur réticence, Ylfa et Elva étaient ravies de découvrir une nouvelle culture, une nouvelle langue. Ce n’était guère facile. Combien de fois Elva rata ses exercices, fourcha sur une prononciation. Elle essayait vraiment de faire de son mieux. Elle persévérait tant et si bien que ses efforts finirent par payer et qu’elle commença à se faire des amis.
Ce n’était pas une élève brillante. Elle galérait à réunir ses cours d’anglais particulier et ses cours à l’école. Au début, les enfants se moquaient d’elle, alors elle se renfermait dans son monde, peuplé de fées, de trolls et autres créatures fantastiques. Son imagination débordante lui a été d’une grande utilité, en ces temps-là. Elle s’est mise à inventer des histoires pour se rassurer. Et à devenir superstitieuse aussi. Tout ne pouvait pas être tout beau tout rose. C’est avec ces nouvelles croyances qu’Elva quitta le Canada pour partir pour l’Espagne.
2. L'islandaise déracinée
Tous les deux ans environ, Elva et sa famille quittèrent la terre sur laquelle ils avaient posé leurs valises. Elva devait de nouveau fournir mille et uns efforts pour apprendre la langue. Très souvent, elle s’embrouillait. L’anglais se mêlait parfois au roumain, le russe était la langue la plus dure qu’elle eut à apprendre. Un nouvel alphabet, des déclinaisons, elle n’avait pas fait d’efforts pour s’intégrer à cette population.
Ce qui l’avait intéressé le plus au gré de ses dépaysements, c’était l’architecture très diverse. Elle a adoré les couleurs et formes russes, celles de Roumanie qui la projetaient dans un autre univers. Elle avait adoré s’imaginer dans d’autres contrées, en se promenant devant ces maisons aux allures fantastiques. C’était devenu une adolescente curieuse, pleine de vie, très ouverte. Et surtout très rêveuse.
Très tôt, elle s’intéressa aux mythes et légendes d’ici et d’ailleurs. Il n’y avait pas de raison pour qu’il n’y en ait que dans son pays natal. Lorsque les autres découvrirent ce qu’ils appelaient une lubie, elle fut qualifiée de simplette, de gamine. Après tout, toutes ces histoires à dormir debout n’étaient bonnes que pour les enfants ! Mais elle, elle y trouvait une sorte de réconfort qui la ramenait sans cesse dans ses terres islandaises. Elle a souffert d’être déracinée, à plusieurs reprises, de ces changements incessants. Ces mythes et ces légendes lui permettaient de garder les pieds sur terre.
C’est durant la période où l’on construit l’adulte en devenir qu’Elva décida de sortir de sa zone de confort. Ce n’était pas agréable du tout, elle n’allait pas se mentir, et plusieurs fois elle avait eu envie de s’enfuir en courant. A l’école, elle s’obligea à participer davantage lors de travaux de groupes, se fit quelques amis, hormis les rebuts de l’école, boutonneux, dégueulasses mais le coeur plein de bonté, qui s’étaient proposés pour lui faire visiter l’école et qui s’étaient armés d’une patience infinie pour réussir à comprendre Elva. La jeune islandaise commença à participer à quelques anniversaires, à sortir en ville. Elle participa à des groupes d’études, dans lesquels elle apprit beaucoup - mais cela ne combla en rien les difficultés scolaires qu’elle avait.
Elle eut quelques aventures, avec des locaux, garçons comme filles. Elle se sentait souvent complète, elle qui avait de l’amour à revendre et le coeur prêt à exploser. Pourtant, au bout d’un moment, ce coeur n’était plus prêt à exploser d’amour, de joie et toute cette connerie mielleuse. Lorsqu’elle comprit que les “mâles” ne s’approchaient d'elle que pour l’embrasser, la toucher, coucher avec elle, cela n’avait pour but que de se moquer d’elle, de lui ouvrir la réputation de salope, d’allumeuse. L’idéaliste Elva ne savait dire non, par peur de blesser autrui.
Elva la rêveuse, Elva la simplette. Elva la fille facile.
3. Époque charnière, virage à 360
Elle est arrivée sur cette terre étrangère, le cœur de nouveau ravagé, une muraille en construction autour d’elle. Elle avait du mal à apprendre de ses erreurs passées. A chaque fois, elle retournait vers ceux qui la blessaient, persuadée qu’ils auraient changé, et surtout persuadée qu’elle, elle aurait changé. Le fait est qu’elle n’a pas beaucoup évolué. Tout était lent, beaucoup trop lent. Elle a essayé, fait des efforts, fait de son mieux. Elle n’a pas aperçu de transformation. Et cela la dépitait pas mal. Elle avait envie de ces changements, elle en avait viscéralement besoin. Ça lui pesait d’être celle dont on abusait sans honte, de bien des manières. Trop bonne trop conne, dirait-on.
Ses parents voyaient que leur fille devenait de plus en plus différente. Comme une coquille pleine de vie qu’on avait vidé de toute substance vitale et qui se refermait, en douceur, sans prévenir. Ils avaient tenté d’ouvrir le dialogue avec elle, elle s’était fermée comme une huître. Elle se raccrochait aux animaux, qui ne passaient pas leur temps à chercher à la comprendre. Elle n’avait pas besoin de parler, ils savaient comment agir avec elle pour la calmer, l’apaiser.
Elle s’était prise d’affection pour les tortues marines, qu’elle avait découvert lors de vacances en Nouvelle-Calédonie. Elle s’identifiait énormément à ces animaux, qu’ils soient marins ou terrestres.
Elle était fascinée par la mer, ayant grandit à quelques encablures de la côte islandaise. Elle a vu les plages recouvertes de macareux en pleine période de reproduction, des harfangs des neiges à la tombée de la nuit perchés dans les arbres, des requins du Groenland sur les étals des poissonniers - elle raffole du hákarl, la viande préparée de ce poisson qui fait boucher bien des nez -, les baleines et rorquals qui régalent la vue des locaux et des visiteurs, les rennes au loin dans la nature. Elle a toujours été entourée de cette nature, et c’est avec un naturel désarmant qu’elle avait entrepris des études pour devenir vétérinaire. S’occuper des tortues était son rêve. Menacées d’extinction, certaines espèces en danger critique, c’était un but ultime, un objectif.
Mais, un événement imprévu vint bouleverser ses plans. Elle était en vacances avec sa meilleure amie, célibataire et enceinte, lorsque cette dernière éprouva les premières douleurs de l’accouchement. N’ayant pas le permis à l’époque, elle n’avait pas pu la conduire à l’hôpital. Elle est restée à ses côtés, du début jusqu’à la fin. L’accouchement a été long, douloureux. Elva a tenu la main de sa meilleure amie, qui lui a broyé les os, a vu ce petit bébé, si beau, si rouge, posé sur sa poitrine. Il était calme même si son visage criait. Tout ce joli tableau respirait le bonheur.
Mais le bonheur est éphémère, c’est bien connu. En un clignement d’yeux, tout peut basculer. Alors que le bébé était en bonne santé, sa meilleure amie a été victime d’une hémorragie utérine plus conséquente que prévue. Bébé et accompagnante furent sorties de là le temps qu’on s’occupe de la jeune maman. Jeune maman qui fut plongée dans le coma, à deux doigts d’y passer.
Après enquête, il s’est révélé que la sage femme présente avait omis de faire les vérifications d’usage, et qu’à cause de son erreur, elle avait failli gâcher une vie.
Alors, les tortues ont été reléguées au second plan. Elva allait tout faire pour aider les futures mamans à ne pas passer par là. Elle essaierait de réparer les erreurs commises par des sages femmes. Elle allait en devenir une, et elle tenterait d’être la meilleure.