il était une fois ...
In Dublin's fair city, where the girls are so pretty,
I first set my eyes on sweet Molly Malone
Je déteste les chats. Ce sont de véritables connards ingrats au caractère insupportablement hautain et instable. Par certains côtés, ils me rapellent mon frère aîné, Dimka. Sauf que Dimka, je l'adore.
J'adore Arka aussi, mon second grand frère. J'aime particulièrement lui faire des calins, même si il déteste ça et m'en fout une quand je le colle trop.
Et j'adore Svet. Je considère comme une erreur impardonnable de la part de Dame Nature le fait qu'elle ne soit pas ma jumelle. Parce que, putain -oui je jure beaucoup, pardon Invité- qu'est ce qu'on a pu faire comme conneries ensembles... Et depuis toujours. De vrais Bonnie and Clyde. Svet, c'est presque ma moitié dans ma tête, même si on a deux ans d'écart. C'est pas pareil qu'avec les deux autres.
Quand j'étais petit, on vivait à Dublin, tous ensembles. Papa, Maman, les deux grands, ma soeur et moi. Et très franchement, c'était le paradis. Mon quartier n'avait plus de secret pour moi, dès que j'en avais le droit, je fonçais visiter les musées, le château, les lieux historiques mythiques. Je lisais tout ce que je pouvais sur l'histoire de la ville et les révoltes de Paques, je harcelais mes professeurs de questions, je devenais l'un des leaders des de ces fameuses révoltes de Pâques de 1916 avec les copains, on jouait à la guerre contre les anglais...
A la maison, c'était vodka-kouglof-rasputin. Mais ça ne me dérangeait pas trop, au contraire, quand je n'étais pas occupé à sauver le monde -ok, l'Irlande est une île, mais pour moi c'était le monde, ça a TOUJOURS été mon monde- avec les copains, je me la pétais en parlant russe avec un accent dublinois à couper au couteau, et même à imiter le fameux général Gogol que j'avais aperçu dans un ou deux film James Bond que j'avais regardé en douce, glissé sous le canapé.
Avec le recul, je me demande d'ailleurs si mes parents ne faisaient pas exprès de me laisser croire que j'étais extrêmement intelligent et bien caché, et le plus malin de tout les Khlystov sur six générations au moins.
Et puis tout s'est effondré une première fois.
I've traveled around I've been all over this world
Boys I ain't never seen nothin' like a Galway girl
J'avais dix ans quand on a quitté Dublin pour Galway. J'en ai 23 aujourd'hui et je n'en suis toujours pas remis.
La déchirure a été telle que j'ai pleuré pendant au moins trois semaines tous les jours. J'ai même fait une grève de la faim en signe de protestation parce que je voulais rentrer à la maison.
Projet très vite avorté par quelques bonnes tartes dans la gueule au passage, et par un estomac un peu trop bruyant.
J'ai donc fini par en prendre mon parti et tenter de me faire à cette nouvelle ville pas-si-nulle-que-cela-mais-un-peu-quand-même. J'ai chéri et conservé mon accent dublinois au mieux, j'ai cassé les pieds aux gens assez courageux, fous ou stupides pour tenter de m'approcher en leur rebbattant les oreilles avec Pearse, Conolly, Plunkett et les autres et de temps en temps, je calais quelques mots de russe ça et là pour faire genre que j'étais parfaitement exotique et sauvage.
Même si je me dis maintenant que je devais être complètement ridicule et surtout, que la Russie évoque plus un pays de tarés qui roulent en tank dans les rues enneigées tout en gueulant l'hymne nationale habillés seulement d'un chapka en forrure d'ours qu'un endroit où l'on peut trouver plein d'étrangers mystérieux qui fleurent bon l'aventure, portent des tenues classes et savent autant piloter une voiture qu'un avion, un bateau, ou un poney.
Pourtant, y'a bien eu cette fille qui est tombée sous mon charme inexistant. Grands yeux bleus, longs cheveux noirs, comme celle de la chanson des Kilkennys. Ça a duré un an, presque deux même en fait, jusqu'à mon
accident. J'vous vois v'nir, espèce de curieux. Non, vous ne saurez pas si on a été plus loin que quelques bisous. On était dans la même classe, et on a essayé de garder ça secret le plus longtemps possible.
Parallèlement, j'ai commencé à m'interesser aux histoires de ma famille, tout doucement. J'ai appris pas mal de trucs moches. Et de trucs qui me paraissaient chiants aussi à l'époque, genre manier l'acide, la brosse, la javelle et autre pour bien faire disparaître un corps. A peine ado - encore que quatorze ans c'est très jeune- déjà femme de ménage de combat. Avec de belles perspectives d'évolution de carrière. Si c'est pas beau ça...
Another head hangs lowly, child is slowly taken
And the violence caused such silence, who are we mistaken ?
Un soir comme un autre. Je rentre des cours, il fait déjà nuit, c'est l'hiver. Malgré la neige, je fais l'equilibriste sur la rembarde de l'escalier. Ecouteurs enfoncés dans le pavillon, Muse à fond dans les oreilles. Ça a quelque chose d'exaltant d'avancer sur la rampe ronde et glissante sur
Uprising, que j'écoute en boucle. Je vacille, pose délicatement mon pied droit, bras tendus, puis soulève le gauche, avance le bassin pour garder l'équilibre, retrouve un appui.
Tout à mon petit monde, je n'entends pas les quatre gars arriver derrière moi. Je me sens soudain partir en arrière et laisse mes bras se glisser hors des bretelles de mon sac à dos pour me redresser, puis bondis sur le sol. Je me retrouve nez à nez avec une batte de criket ou de baseball, je ne m'attarde pas vraiment à étudier la chose. Je pars en courant, j'abandonne mes cours et mes kinders sans hésiter une seule seconde.
Parce que j'ai reconnu les ritals de la mafia rivale. Je fonce à travers les rues dans l'espoir de les semer ou d'arriver à la maison plus vite, mais je n'ai jamais été un rapide, ni vraiment un gros malin, et au détour d'une ruelle, je vois la batte en bois arriver droit sur moi.
Nuit.
J'aurais voulu ne jamais me souvenir de ce qui a suivi. J'aurais voulu me réveiller amnésique dans mon lit d'hôpital. J'aurais voulu ne jamais me réveiller, même. J'aurais voulu que tout ça n'ait été qu'un affreux cauchemar dont je me serais réveillé en sueur, tout tremblant, et qui se serait lentement effacé alors que je serrais ma vieille peluche du Chat du Cheshire contre moi en me rendormant.
Mais malheureusement, tout était trop réel.
Quatre mois, deux jours et sept heures. C'est le temps que j'ai passé, dans cet hôpital sinistre où j'ai repris connaissance une nuit, peut être fin janvier, ou début février, je ne sais plus.
Ma scolarité en a salement souffert. J'ai pris un an de retard. Mais un an de retard à l'école, ce n'est rien par rapport à quatre-cinq mois de souffrances. Et encore moins important par rapport à toutes les années d'angoisses et de stress post-traumatique qui ont suivi -et qui suivent encore. Crises de panique. Hallucinations. Dans mes pires moments, je peux rester prostré et recroquevillé des heures durant, soit complètement silencieux, soit au contraire en gemissant ou criant sans interruption aucune. Parfois, ça ne suffit pas, et il faut que je marque profondément mes bras et mes mains pour arriver à trouver une certaine forme d'apaisement.
Le corps guérit plus facilement que l'âme...
But the bravest fell, and the requiem bell
Rang mournfully and clear
Il m'a fallu du temps pour remonter un peu la pente. Et à peine ai-je pu reprendre mon souffle que ma mère mourait. Comme ça, d'un coup, comme on souffle sur les boules blanches et cotonneuses des pissenlits pour les faire s'envoler.
Je crois que je n'ai pas eu le temps de comprendre. Peut être que j'aurais pu choisir de rester à Galway, mais je me voyais pas abandonner ma soeur et mon père, les laisser seuls à leur chagrin. Non pas que j'ai été très efficace en matière de réconfort, j'étais trop assommé pour consoler durablement quelqu'un... Mais tout de même.
Je me suis donc retrouvé embarqué en Russie. Pays que je connaissais sans connaitre, que j'aimais sans aimer.
Le dépaysement a été tel que j'en ai perdu la parole le premier jour de notre emménagement.
J'ai commencé une nouvelle vie. Étudiant le jour, et j'ai du me battre pour cela. Nettoyeur la nuit, quand il y avait besoin. Frère et fils à plein-temps, pas vraiment idéal mais toujours là pour mon père et ma soeur.
Dimka nous a rejoint quelques temps. Je sais pas si c'était mieux, ou pire, ou égal. Je n'ai jamais été intégralement au courant de toutes les combines familiales. Je crois que je m'en fous un peu, en fait, tant que tout le monde est content. Quant à moi... Ma foi, mon boulot pue la mort, la merde, le sang et l'acide, mais ce n'est pas trop mal. J'ai l'estomac bien accroché heureusement. Puis je fais ça en écoutant du Queen des fois, alors ça aide. Ça vide la tête aussi.
Je n'ai pas trop à me plaindre.
Mais putain, qu'est ce que maman me manque...
Here we go again, we're on the road again
We're on the road again, we're on the way to paradise
La liberté. Exaltante, enivrante, euphorisante. Je n'avais plus senti mon coeur battre comme ça depuis si longtemps... Je crois que j'ai hurlé de joie, éclaté de rire quand Svet et moi avons pris la décision de rentrer à Galway.
Revenir à la maison.
Je n'ai pas que des souvenirs heureux là bas, bien au contraire... Et pourtant j'avais l'impression qu'y retourner c'était comme regagner la surface et pouvoir respirer alors qu'on était coincé sous l'eau à s'en noyer auparavant.
On est parti pas longtemps après mon anniversaire. Catapultés d'un pays à l'autre par avion. Passage des douanes sans souci autre que celui d'avoir fait trop longtemps la queue et voilà notre duo qui se parachute chez Dimka et Ark. Des retrouvailles un peu trop arrosées, puis reprise de la vie irlando-russe ou russo-irlandaise.
Niveau universitaire, j'avais eu la chance de pouvoir faire transférer mon dossier sans aucun problème. J'ai toujours été bon élève heureusement, que ce soit pour le légal comme pour l'illégal. Ça aide.
J'ai repris le poney aussi. C'est relaxant.
Mais il me manque encore un truc, quelque part au fond de moi. L'insouciance d'avant. Elle est partie. Pour toujours.
Sauf si un jour je retourne à Dublin... Peut être que là, elle reviendra. Il faudra que j'essaie...